L’affaire Mazraani et les langues officielles devant les tribunaux fédéraux du canada

Par François Larocque

Le 16 mai 2018, la Cour suprême du Canada a entendu l’affaire Mazraani c Industrielle Alliance, un pourvoi portant sur l’obligation des tribunaux fédéraux d’assurer le respect du droit des parties et des témoins de s’exprimer dans la langue officielle de leur choix. Il s’agit de la première fois que le plus haut tribunal du pays se penchera sur cet aspect de la Partie III de la Loi sur les langues officielles (LLO).

Survol des faits et des procédures

L’affaire Mazraani portait initialement sur une question d’assurance-emploi. Le ministre du Revenu national avait conclu que M. Mazraani travaillait pour Industrielle Alliance à titre d’entrepreneur indépendant et, par conséquent, que son emploi n’était pas assurable aux termes de la Loi sur l’assurance-emploi. Après six jours d’audience et dans le cadre d’une décision faisant près de 300 paragraphes, la Cour canadienne de l’impôt (« CCI ») conclut que M. Mazraani travaillait comme employé d’Industrielle Alliance et que son emploi était donc assurable.

Devant la Cour d’appel fédérale (« CAF »), Industrielle Alliance a fait valoir trois motifs d’appel : (1) la violation des droits linguistiques des témoins et de son avocat ; (2) la crainte raisonnable de partialité du juge de procès ; et (3) le bienfondé de la conclusion sur le fond. La CAF conclut que la CCI a porté atteinte aux droits linguistiques des témoins et de l’avocat d’Industrielle Alliance, ainsi qu’à ceux de M. Mazraani, en faisant fi de leurs demandes de s’exprimer dans la langue officielle de leur choix et en manquant d’assurer les services d’interprétation que les parties avaient expressément demandés. Au paragraphe 20 de ses motifs, la CAF conclut que « [t]out au long de l’instruction, [le juge de procès] a favorisé l’anglais au détriment du français, car M. Mazraani maîtrise peu le français. De ce fait, les droits en matière de langues officielles de Me Turgeon et des témoins ont été enfreints. Le juge a exercé une subtile pression sur Me Turgeon et les témoins les invitant à renoncer à leur droit de s’exprimer dans la langue officielle de leur choix, en l’occurrence le français. »  À la lumière de sa conclusion sur la question des droits linguistiques, la CAF n’a pas jugé nécessaire de se prononcer sur les autres motifs d’appel. La CAF a accueilli l’appel, annulé le jugement de première instance et renvoyé l’affaire à la CCI pour la tenue d’une nouvelle audience devant un nouveau juge.

M. Mazraani a demandé l’autorisation d’appeler de la décision de la CAF à la Cour suprême du Canada et a présenté une requête visant à obtenir le sursis d’exécution de la décision de la CAF. La Cour a rejeté la demande de sursis d’exécution, mais a accordé l’autorisation d’appeler de la décision de la CAF. Quatre parties ont obtenu l’autorisation d’intervenir dans cette affaire : le Commissaire aux langues officielles du Canadal’Association des juristes d’expression française de l’Ontario (AJEFO), l’Association du Barreau canadien et le Barreau du Québec. Il m’incombe de signaler aux lecteurs que je suis le procureur de l’AJEFO dans ce dossier, avec mes collègues chez Juristes Power, maîtres Sara-Marie Scott et Isabelle Hardy.

L’audience a eu lieu le 16 mai 2018. Les mémoires des parties sont disponibles ici, et la vidéo de l’audience est disponible ici.

L’emploi des langues officielles devant les tribunaux fédéraux

L’affaire Mazraani soulève des questions d’intérêt national portant sur le droit des participants à l’instance d’employer la langue officielle de leur choix devant les tribunaux fédéraux et les obligations correspondantes qui incombent à ces derniers en vertu de la Parti III de la LLO, et en amont, en vertu de l’article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, et des paragraphes 16(1) et 19(1) de la Charte canadienne des droits et libertés.  Il sied de préciser qu’aux fins de la Partie III de la LLO, un « tribunal fédéral » s’entend de « tout organisme créé sous le régime d’une loi fédérale pour rendre la justice », et inclut les cours judiciaires fédérales établies en vertu de l’article 101 de la Loi constitutionnelle de 1867 (telles que la Cour fédérale, la Cour d’appel fédérale et la Cour canadienne de l’impôt), et les nombreux tribunaux administratifs fédéraux (tels que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, le Tribunal des droits de la personne, la Commission du droit d’auteur, etc.).

Les droits linguistiques des parties et des témoins devant les tribunaux fédéraux sont bien encadrés dans la LLO. L’article 14 de la LLO établit le principe de base : « Le français et l’anglais sont les langues officielles des tribunaux fédéraux; chacun a le droit d’employer l’une ou l’autre dans toutes les affaires dont ils sont saisis et dans les actes de procédure qui en découlent. » Le paragraphe 15(1), pour sa part, confie aux tribunaux fédéraux l’obligation positive « de veiller à ce que tout témoin qui comparaît devant eux puisse être entendu dans la langue officielle de son choix sans subir de préjudice du fait qu’il ne s’exprime pas dans l’autre langue officielle. » Cette obligation, précise le paragraphe 15(2) de la LLO, comprend celle d’offrir des services d’interprétation simultanée d’une langue officielle à l’autre.

Ces principes sont très bien connus et leur application en l’espèce ne fait aucun doute. Le débat dans l’affaire Mazraani porte plus concrètement sur leur mise en œuvre. Comment fait-on pour s’assurer que tous les participants à une instance judiciaire fédérale puissent employer la langue officielle de leur choix dès leur premier contact avec le tribunal et à chaque étape subséquente des procédures?

À mon avis, la Cour suprême du Canada a déjà répondu à cette question dans l’affaire R c Beaulac (§20): les droits linguistiques « ne peuvent être exercés que si les moyens en sont fournis. »  Concrètement, cela présuppose l’existence d’une infrastructure complète axée sur l’administration de la justice fédérale dans les deux langues officielles.  Ceci inclut les juges, bien entendu, mais également l’administration de la Cour, dont le bureau de greffe, les règles de procédures, les formulaires, les directives, le site web, etc).

Tout ce système doit favoriser la communication du choix de la langue officielle des participants à l’instance bien avant l’audition de la cause, préférablement peu après l’introduction de l’instance, ou, au minimum, durant la gestion de cause.  Ensuite, il est impératif que les ressources nécessaires soient déployées en temps utile pour permettre au tribunal de répondre pleinement aux choix linguistiques des participants à l’instance.

Autrement dit, il devrait être impossible de se rendre à l’audition devant un tribunal fédéral sans connaitre le choix de langue officielle de tous les participants à l’instance et sans que le tribunal ait mise en place les modalités nécessaires au bon déroulement linguistique de l’audience. Il ne devrait pas y avoir de surprises le jour de l’audience, et par conséquent, aucun besoin d’improviser ou (pire!) de renoncer aux droits linguistiques dans le feu de l’action des procédures, comme ce fut le cas dans l’affaire Mazraani. Bref, les droits linguistiques et la LLO doivent faire partie de l’ADN et des réflexes institutionnels des tribunaux fédéraux.

La pratique inégale des tribunaux fédéraux en matière de langues officielles

À l’heure actuelle, comme le révèle un examen rapide de leurs pages web et de leurs règles de procédures respectives, les tribunaux fédéraux ne déploient pas tous les mêmes efforts pour aviser les justiciables de leurs droits d’employer la langue officielle de leur choix comme le garantissent pourtant la Charte et la LLO.

  • La Cour suprême du Canada sert de modèle à suivre parmi les tribunaux fédéraux au regard de l’article 19 de la Charte et de la Partie III de la LLO. Le paragraphe 11(1) des Règles de la Cour suprême, DORS/2002-156 précise le droit de chacun de communiquer avec la Cour dans la langue officielle de son choix, à l’oral comme à l’écrit. Le paragraphe 11(2), pour sa part, établit l’obligation du registraire de fournir « aux parties des services de traduction simultanée dans les deux langues officielles durant l’audition de toute procédure », sans qu’ils aient à en faire la demande. Bref, à la Cour suprême du Canada, toutes les étapes de la procédure peuvent se dérouler dans la ou les langues officielles des participants à l’instance sans grande formalité.
  • La Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale font également preuve de pratiques exemplaires en consacrant une page spéciale et facilement accessible sur leurs sites web respectifs portant sur la question de l’interprétation simultanée. Ces cours avisent clairement les justiciables de leurs droits linguistiques et de la démarche spécifique pour communiquer leur choix de langue officielle. Par ailleurs, les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, qui s’appliquent aux deux cours, contiennent plusieurs dispositions afférentes aux langues officielles et aux droits linguistiques des parties à l’instance. Voir notamment les articles 31, 68, 70(2), 80(2.1), 93, et 348(3)
  • La page web de la Cour d’appel de la Cour martiale du Canada, pour sa part, n’est pas très conviviale pour les justiciables qui cherchent des renseignements sur leurs droits linguistiques ou encore sur les obligations de la Cour en vertu de la LLO. C’est seulement en consultant les formulaires qui se retrouvent en annexe des Règles de pratique et de procédure de la Cour que les participants à l’instance découvrent la marche à suivre pour exercer un choix quant à la langue officielle de l’audience. Étonnamment, les mots « langues officielles », « français » et « anglais » n’apparaissent aucunement dans les Règles de pratique et de procédure de la Cour d’appel de la Cour martiale du Canada!
  • Enfin, le site web de la Cour canadienne de l’impôt, celle qui est à l’origine de l’affaire Mazraani, laisse bien à désirer. Les renseignements destinés au public et aux parties non représentées (comme M. Mazraani) sont complètement silencieux sur la question des langues officielles ou des droits linguistiques. Seul le paragraphe 102(5) des Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure générale), DORS/90-688a traite de l’interprétation simultanée pour les témoignages dans une ou l’autre des langues officielles, alors que la formule 123 permet aux parties d’aviser la cour de leur choix de langue officielle. Ces dispositions ne sont pas facilement accessibles pour les non-juristes. Qui plus est, les Règles de la Cour canadienne de l’impôt (procédure informelle), DORS/90-688b – celles qui s’appliquaient au procès de M. Mazraani – ne font aucunement mention de la LLO ou de la possibilité d’exercer un choix quant à la langue officielle de l’audience!

Il est déconcertant de constater la disparité des pratiques des tribunaux fédéraux portant sur l’administration de la justice dans les deux langues officielles et sur les renseignements relatifs aux droits linguistiques constitutionnels et quasi constitutionnels des justiciables canadiens. La Cour suprême du Canada et les Cours fédérales devraient servir de modèles pour les autres tribunaux fédéraux, incluant les nombreux tribunaux administratifs qui sont assujettis aux exigences de la LLO.

La Cour suprême aura l’occasion dans son jugement dans l’affaire Mazraani de donner des directives claires quant aux meilleures pratiques à suivre pour assurer un accès à la justice égal dans les deux langues officielles du Canada. Non seulement la Cour aura-t-elle l’occasion de se prononcer sur la portée des obligations des tribunaux fédéraux aux termes de la Partie III de la LLO et de l’article 19 de la Charte, mais il est espéré qu’elle précisera également les rôles et obligations juridiques et déontologiques des juges fédéraux et des avocats qui exercent devant les tribunaux fédéraux pour assurer le droit de chacun d’ester en justice dans la langue officielle de son choix.

Originalement publié le 3 août 2018 sur Juriblogue.ca