L’insoutenable légèreté de la partie VII de la Loi sur les langues officielles : L’affaire Fédération des francophones de la Colombie-Britannique c Canada (Ministère de l’Emploi et du Développement social)

Par François Larocque

La Cour d’appel fédérale entendra prochainement le pourvoi dans l’affaire Fédération des francophones de la Colombie-Britannique c Canada (Ministère de l’Emploi et du Développement social) [l’affaire FFCB] de la décision rendue par la Cour fédérale du Canada le 23 mai 2018 portant sur la partie VII de la Loi sur les langues officielles[LLO].

La décision de première instance étonne à plusieurs égards, entre autres parce qu’elle privilégie une interprétation formaliste du libellé de la partie VII et la sape de la vie que le Parlement a voulu lui insuffler en 2005. La décision de la Cour fédérale limite également le champ d’application de la partie IV de la LLO lorsque des tiers offrent des services « pour le compte » d’une institution fédérale, et de surcroît, diminue l’importance des recommandations et des rapports du Commissaire aux langues officielles, affaiblissant du même coup l’intégrité du régime juridique de la LLO.  La Fédération des communautés francophones et acadienne n’a pas caché sa déception, par la voix de son président qui s’est dit « choqué et abasourdi » de la décision de la Cour fédérale. On peut également lire dans les médias, ici et ici, la déception généralisée qu’a provoquée la décision de la Cour fédérale dans l’affaire FFCB.

Les faits et le recours

L’affaire FFCB porte généralement sur l’interprétation des ententes de financement fédérales-provinciales et de leurs « clauses linguistiques ». La FFCB allègue que les défendeurs Ressources humaines et Développement des compétences Canada [RHDCC], aujourd’hui nommé Emploi et Développement social Canada [EDSC], et la Commission de l’assurance-emploi du Canada [Commission] ont manqué à leurs obligations linguistiques envers la communauté minoritaire francophone de la Colombie-Britannique dans la conclusion et la mise en œuvre de l’Entente Canada – Colombie-Britannique sur le développement du marché du travail signée en février 2008 [Entente].

La Cour résume les faits saillants au paragraphe 3 de ses motifs :

[3] Au printemps 2011, la FFCB a déposé plusieurs plaintes devant le Commissaire aux langues officielles [Commissaire] alléguant deux entorses principales à la LLO. D’une part, le changement de modèle de prestation des services d’aide à l’emploi conçu et mis en œuvre par le gouvernement de la Colombie-Britannique dans le cadre de l’Entente nuirait au développement et à l’épanouissement de la communauté minoritaire francophone de la province. D’autre part, les services d’aide à l’emploi offerts en français en Colombie-Britannique ne seraient plus de qualité égale ou ne seraient plus disponibles avec le nouveau modèle envisagé. Suite à son enquête menée en vertu des parties IV et VII de la LLO, le Commissaire a conclu, dans un rapport final d’enquête émis en avril 2013, que les défendeurs avaient failli aux obligations qui leur incombent aux termes de la LLO. Suite à la réception du rapport final d’enquête du Commissaire, la FFCB a déposé le présent recours en août 2013.

Cette affaire soulève deux questions en litige principales : (1) « La Colombie-Britannique offre-t-elle, dans le cadre de l’Entente, des services d’aide à l’emploi « pour [le] compte » d’EDSC et de la Commission au sens de l’article 25 de la LLO, ayant pour effet d’assujettir ces institutions fédérales à la partie IV de la LLO ? » et (2) « EDSC et la Commission ont-ils pris « des mesures positives » pour s’acquitter de leurs obligations découlant de la partie VII de la LLO, et plus précisément de son article 41 ? » [para 6].

La Cour rejette la demande de la FFCB étant d’avis que la partie IV ne s’applique pas à l’Entente conclue entre le gouvernement fédéral et la Colombie-Britannique, puisque la fourniture des services d’aide à l’emploi prévue à l’Entente constitue un exercice valide de la compétence législative de la province et que, partant, la Colombie-Britannique n’agit pas « pour [le] compte » d’une institution fédérale. S’agissant de la partie VII, la Cour fédérale adopte une interprétation formaliste du paragraphe 41(2) et conclut que RHDCC/EDSC et la Commission avaient pris « des mesures positives » au moment du dépôt de la plainte de la FFCB auprès du Commissaire en 2011. En l’absence de violations de la LLO, la Cour n’ordonne aucune réparation mais accorde à la FFCB ses dépens étant donné l’importance des questions soulevées en l’espèce.

Il s’agit sans contredit d’une décision importante, tant sur le fond que sur la forme.  Elle compte plus de 300 paragraphes et 180 pages, incluant deux annexes.  Le présent billet n’est pas l’endroit indiqué pour une analyse intégrale de la décision de la Cour fédérale. La présente analyse se limite par conséquent aux sections du jugement portant la partie VII de la LLO [paras 183-295].

La partie VII de la LLO

Rappelons que c’est dans la partie VII de la LLO, au paragraphe 41(1), que « le gouvernement fédéral s’engage à favoriser l’épanouissement des minorités francophones et anglophones du Canada et à appuyer leur développement, ainsi qu’à promouvoir la pleine reconnaissance et l’usage du français et de l’anglais dans la société canadienne ».

Avant la décision dans l’affaire FFCB, l’arrêt de principe relatif sur la partie VII était la décision de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Forum des maires de la péninsule acadienne c Canada (Agence d’inspection des aliments) [Forum des maires], qui conclut que l’article 41 constitue une déclaration politique non exécutoire ne donnant lieu à aucune recours judiciaire. La Cour d’appel des Territoires du nord-ouest entérine cette conclusion dans l’affaire Fédération franco-ténoise [FFT].

C’est pour ainsi dynamiser l’énoncé politique de la partie VII et lui donner du mordant judiciaire que le Parlement adopte, sous le leadership du sénateur Jean-Robert Gauthier, la Loi modifiant la Loi sur les langues officielles (promotion du français et de l’anglais), LC 2005, c 41 [Loi modifiant la LLO]. Avec l’adoption de cette loi, le Parlement ajoute le paragraphe 41(2) qui prévoit qu’il « incombe aux institutions fédérales de veiller à ce que soient prises des mesures positives pour mettre en œuvre » l’engagement exprimé au paragraphe 41(1). La Loi modifiant la LLO ouvre également la possibilité de former un recours devant les tribunaux pour les manquements allégués à la partie VII, sous réserve d’avoir au préalable porté plainte au commissaire aux langues officielles.

Outre les affaires Forum des maires et FFT qui portaient sur les dispositions pré-2005, la nouvelle partie VII de la LLO a fait l’objet d’obiter dictum par la Cour suprême du Canada dans l’affaire DesRochers c Canada (Industrie) en 2009 et d’analyses plutôt laconiques dans les affaires Picard c Canada (Office de la propriété intellectuelle) en 2011 et FCFA c Canada (PG) en 2012.

La jurisprudence canadienne attendait donc toujours un examen poussé de la partie VII. II convient de reconnaître et de saluer l’analyse méticuleuse que lui consacre la Cour fédérale en l’espèce. Sa décision constitue indéniablement une contribution importante à la jurisprudence canadienne en matière de droits linguistiques, un hommage non moins sincère malgré le fait que, selon moi, la Cour s’est trompée à l’égard de certaines questions en lien avec la partie VII de la LLO.

L’exclusion du Guide de Patrimoine Canada

La Cour a commis une première erreur en refusant de tenir compte d’un document public qui était pourtant directement pertinent à l’interprétation de la partie VII de la LLO. Le Commissaire aux langues officielles avait référé la Cour au Guide à l’intention des institutions fédérales sur la partie VII (promotion du français et de l’anglais) [Guide] élaboré par Patrimoine Canada, afin d’illustrer que sa lecture de la partie VII se fondait sur l’application quotidienne qu’en fait le gouvernement du Canada. Il est donc étonnant les avocats du gouvernement du Canada se soient opposés à sa recevabilité. En excluant le Guide, voici ce qu’a déclaré la Cour :

[187] Comme je l’ai indiqué à l’audience, je suis d’accord avec les défendeurs : le Guide est irrecevable dans le contexte du recours de la FFCB. En effet, dans l’ordonnance de février 2017 qui a permis l’intervention du Commissaire, le Commissaire a été autorisé à intervenir, mais non à soumettre des éléments de preuve additionnels. Or, le Guide n’a jamais été déposé en preuve par les parties dans ce dossier. De plus, et personne ne le conteste, il ne s’agit pas d’un document dont la Cour pourrait prendre connaissance d’office. Dans ces circonstances, il est donc irrecevable, et je n’en ai pas tenu compte dans ma décision.

Avec égard, j’estime que la Cour s’est trompée en refusant de tenir compte d’un tel document qui « vise à orienter la conduite des institutions du gouvernement fédéral dans l’exercice de leurs responsabilités à l’égard de la mise en œuvre de l’engagement du gouvernement énoncé à l’article 41 de la Loi, qui apparaît à la partie VII. Il tient compte des modifications qui ont été apportées à la Loi en novembre 2005. Ce guide concerne les quelque 200 institutions du gouvernement fédéral assujetties à la Loi. Il s’adresse tant aux membres des comités de gestion, qui constituent le plus haut niveau décisionnel des institutions, qu’aux responsables de l’élaboration des politiques et des programmes, aux cadres intermédiaires et aux agents qui mettent en œuvre les programmes et services. » (Guide, p 3)

Dans le cadre d’un exercice d’interprétation raisonnée de la partie VII, la Cour fédérale a eu tort de ne pas prendre connaissance d’un document gouvernemental officiel, publié par l’imprimeur de la Reine, portant sur la manière dont le ministère responsable de la LLOentrevoit les obligations qu’elle impose. De tels documents gouvernementaux ayant pour but d’expliquer les fondements et l’application d’une loi sont toujours pertinents et recevables, non pas pour dicter à la Cour la signification du libellé, bien entendu, mais plutôt pour découvrir l’intention du législateur et comprendre le contexte dans lequel la loi est censée opérer. Comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada, ce genre de documents « se situe dans la catégorie des documents ‘qui ne sont pas douteux en soi et qui ne pêchent pas contre l’ordre public’, pour reprendre les termes du juge Dickson dans le passage précité, et qui sont recevables comme preuve de l’intention et du but visés par la législature » : Renvoi relatif à Upper Churchill Water Rights Reversion Act, [1984] 1 RCS 297 à la p 319. Il convient de chercher la sagesse là où elle se trouve. À cet égard, il est possible d’assimiler le Guide à une source doctrinale, un commentaire éclairé sur les tenants et aboutissants de la partie VII. La Cour a eu tort de s’en priver.

Une autre façon d’aborder le Guide aurait été sous l’égide de la règle générale de common law relative à l’admissibilité des documents publics. Selon cette règle, qui fait exception à l’irrecevabilité du ouï-dire, un document est admissible (1) s’il porte sur une question de nature publique ; (2) s’il est élaboré dans l’exercice d’une obligation de nature publique ; (3) dans le but d’en faire un document d’archives ; et (4) s’il est largement disponible au public. Les tribunaux invoquent régulièrement cette règle pour admettre divers documents à caractère public, dont notamment des communiqués de presse officiels (Henco Industries Limited c La Reine2014 CCI 192), une ordonnance de probation (R v AP (1996), 92 OAC 376 (CA)) et des rapports gouvernementaux (Crouch v Snell2015 NSSC 340). Dans l’affaire Crouch c Snell le juge McDougall souligne la pertinence de tels documents pour découvrir l’intention du législateur :

The Attorney General seeks to rely on the Task Force Reportnot for the truth of its contents as evidence of liability, but as evidence of legislative history for the purpose of determining the Act’s objective. In Constitutional Law of Canada, 5th ed (Toronto: Carswell, 2007) at 60-3, Peter Hogg writes that legislative history is routinely admitted for the purposes of determining whether a statute is justified as a reasonable limit under s. 1, citing R v Edwards Books and Art, [1986] 2 SCR 713 (law reform commission report), and Irwin Toy v Quebec (AG), [1989] 1 SCR 927 (parliamentary debates).

En l’espèce, le Guide est un document officiel de Patrimoine Canada portant sur une question de nature et d’intérêt public, élaboré dans l’exercice de son obligation aux termes de l’article 42 de la LLO de « suscite[r] et encourage[r] la coordination de la mise en œuvre par les institutions fédérales de cet engagement [prévu à l’article 41] » et qui est facilement accessible au public sur son site Web. Il s’agit d’un document intrinsèquement fiable et directement pertinent à la question dont était saisie la Cour fédérale. Celle-ci a eu tort de refuser d’en tenir compte pour l’aider à découvrir l’intention du législateur et apprécier le contexte dans lequel la partie VII est appliquée au quotidien par les institutions fédérales et surtout par le ministère à qui le Parlement en a confié la responsabilité.

Enfin (et c’est peut-être une autre manière d’exprimer la même idée) la Cour fédérale a eu tort d’affirmer que le Guide n’est pas un « document dont la Cour pourrait prendre connaissance d’office. » La Cour suprême a résumé les principes régissant la connaissance d’office de la manière suivante dans R c Find2001 CSC 32 au para 48 :

La connaissance d’office dispense de la nécessité de prouver des faits qui ne prêtent clairement pas à controverse ou qui sont à l’abri de toute contestation de la part de personnes raisonnables.  Les faits admis d’office ne sont pas prouvés par voie de témoignage sous serment.  Ils ne sont pas non plus vérifiés par contre interrogatoire.  Par conséquent, le seuil d’application de la connaissance d’office est strict. Un tribunal peut à juste titre prendre connaissance d’office de deux types de faits : (1) les faits qui sont notoires ou généralement admis au point de ne pas être l’objet de débats entre des personnes raisonnables; (2) ceux dont l’existence peut être démontrée immédiatement et fidèlement en ayant recours à des sources facilement accessibles dont l’exactitude est incontestable.

En l’espèce, le Guide du ministère du Patrimoine Canada s’inscrit dans les deux catégories. Premièrement, le Guide reflète l’approche que privilégie Patrimoine Canada à l’égard de la partie VII dans le cadre du mandat que lui confie l’article 42 de la LLO. Effectivement, le Guide est un est des moyens que le ministre du Patrimoine emploie pour promouvoir et favoriser une mise en œuvre coordonnée de la partie VII par l’ensemble des ministères et institutions fédérales. Des personnes raisonnables ne sauraient douter du mandat explicite du ministre du Patrimoine canadien à cet égard et du bien-fondé de la démarche qu’il privilégie pour s’en acquitter. Deuxièmement, l’existence même du Guide est facilement démontrée et la fidélité de son contenu est incontestable. Tel que susmentionné, il s’agit d’un document gouvernemental fiable, publié par l’Imprimeur de la Reine, accessible au grand public sur Internet. Sa valeur probante est manifeste et son admission n’aurait engendré aucun préjudice aux parties. La Cour fédérale a commis une erreur en se gardant d’en tenir compte dans le cadre de son analyse de la partie VII.

Si elle avait tenu compte du Guide, la Cour aurait peut-être pu apprécier différemment les obligations qui découlent de la partie VII, notamment au chapitre des « mesures positives » que les institutions fédérales sont appelées à déployer pour assurer la mise en œuvre des engagements du paragraphe 41(1).

L’article 41 : des engagements, des obligations et des droits

Au paragraphe 204 de sa décision, la Cour fédérale aborde son analyse textuelle de la partie VII de la LLO. Ayant reconnu le caractère distinct de la partie VII eu égard aux autres divisions de la LLO – une lapalissade assez bénigne – la Cour affirme étonnamment ce qui suit :

[204] Il faut souligner en premier lieu que la partie VII diffère des autres parties de la LLO, et notamment de la partie IV également au centre du présent dossier. En effet, la partie VII édicte des obligations, alors que la partie IV crée des droits. […] Ainsi, comme l’ont fait valoir avec justesse les défendeurs, la question qui se pose quand on parle de la partie VII n’est pas de déterminer si une mesure est en « violation » de cette partie, mais plutôt de savoir si l’institution fédérale a pris « des mesures positives ». Les dispositions de l’article 41 ne confèrent pas de droits aux Canadiens issus de minorités linguistiques; elles imposent plutôt aux institutions fédérales l’obligation d’œuvrer au bénéfice des communautés francophones et anglophones. Il y a ainsi une différence de formulation fondamentale entre la partie IV et la partie VII.

Avec égard, il s’agit là d’une caractérisation défectueuse de la LLOpour au moins deux raisons. Premièrement, il est réducteur d’affirmer que « la partie VII édicte des obligations, alors que la partie IV crée des droits ». En réalité, la partie IV crée des droits (article 21), des devoirs (articles 22-26) et des obligations (articles 27-30) relatifs aux communications avec le public et la prestation de services.

Deuxièmement, la Cour se méprend sur la nature commutative des droits et des obligations lorsqu’elle affirme que la partie VII édicte exclusivement des obligations. Il est sans doute utile de rappeler la taxonomie de concepts juridiques corrélatifs du professeur Hohfeld en vertu de laquelle les devoirs impliquent la reconnaissance de droits correspondants. Voir WN Hohfeld, « Some fundamental legal conceptions as applied in judicial reasoning » (1913) 23 Yale L J 16 aux pp 30-32.  C’est précisément la corrélation droit/obligation que la Cour suprême avait à l’esprit lorsqu’elle affirme dans l’affaire R cBeaulac[1999] 1 RCS 768 au para 21 que les droits linguistiques seraient vides de sens « en l’absence d’un devoir de l’État de prendre des mesures positives pour mettre en application des garanties linguistiques ». Inversement, une obligation étatique serait complètement extravagante et superfétatoire si elle n’impliquait pas la reconnaissance concomitante du droit des justiciables d’en exiger le respect.

Ainsi, bien compris, l’engagement et les obligations que codifient respectivement les paragraphes 41(1) et 41(2) de la LLO impliquent forcément la reconnaissance corrélative du droit des Canadiens d’exiger à ce que le gouvernement et les institutions fédérales s’y conforment. La notion que la partie VII comporte des droits et non pas exclusivement des obligations concorde avec la décision du législateur en 2005 de créer des recours pour les violations de la partie VII. Ainsi, si en common law il est bien reconnu que là où il y a un droit, il y a un recours (ubi jus ibi remedium), la partie X de la LLOnous permet d’inverser la maxime à l’égard de la partie VII : là où il y a un recours, il y a forcément un droit (ubi remedium ibi jus).

Une obligation de prendre « des mesures positives » indéfinies

La Cour se livre à une analyse granulaire du paragraphe 41(2), faisant appel tour à tour aux règles de la grammaire, aux dictionnaires, à la jurisprudence et à la cohérence interne de la loi pour découvrir le sens qu’il convient d’attribuer aux mots « des mesures positives ». Elle conclut au final que ces mots ne revêtent pas la précision sémantique et méthodologique que voudrait leur accorder la FFCB. Par exemple, s’agissant de l’économie de la LLO, la Cour fédérale fait remarquer :

[213] Bref, même au sein de la LLO elle-même, le législateur a voulu que le concept de « mesures » en soit un à géométrie variable. Or, quand, dans une même loi, le législateur utilise  le mot « mesures » tantôt avec l’article « les », tantôt avec les qualificatifs « voulues », « indiquées » ou « nécessaires », tantôt avec l’adverbe « toutes », on ne peut ignorer le fait qu’au paragraphe 41(2), il se soit contenté de parler « des mesures positives » à prendre par les institutions fédérales, avec l’article indéfini « des » et le qualificatif « positives », sans offrir davantage de précisions ou de caractère contraignant. Le législateur ne dit pas « mesures nécessaires »; il ne dit pas « mesures indiquées »; il ne dit pas « toutes les mesures possibles ». Clairement, le texte de la loi révèle que l’expression « des mesures positives » ne signifie pas la même chose que ces autres types de mesures. Elle ne revêt pas, à l’évidence, les mêmes attributs d’exhaustivité, de nécessité, de précision ou de suffisance qu’on retrouve ailleurs dans la LLO.

Par exemple, dans le cadre de ses plaidoiries, l’intervenante a fait valoir que l’obligation fédérale de prendre « des mesures positives » comprend trois aspects : « 1) le recueil d’information et l’analyse d’impact des décisions envisagées; 2) l’obligation d’agir de façon à ne pas nuire à l’épanouissement des minorités de langue officielle; et 3) l’obligation d’agir de façon proactive pour permettre la mise en œuvre de l’engagement du gouvernement fédéral. » [para 195].  La Cour conclut cependant que la partie VII ne prescrit rien de la sorte.

[215] Versé qu’il est dans la protection et la défense des droits linguistiques, et investi par la LLO du mandat de promouvoir la reconnaissance du statut de chacune des langues officielles au Canada, on peut aisément comprendre que ce soit ainsi que le Commissaire veuille lire la partie VII de la LLO et souhaiterait la voir interprétée et appliquée par les tribunaux. On peut aussi aisément imaginer que les minorités linguistiques au Canada (dont la minorité francophone de la Colombie-Britannique que la FFCB représente) le souhaiteraient également. Cependant, ce n’est pas ce que dit le texte de l’article 41.

[216] En somme, l’article 41 n’impose pas d’obligations précises et particulières aux institutions fédérales. Rien dans le langage utilisé au paragraphe 41(2) n’évoque quelque spécificité que ce soit. Dans cet esprit, la Cour a ainsi déjà déterminé que le paragraphe 41(2) de la LLO ne prescrit pas de cadre ou de méthodologie spécifique (Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada c Canada (Procureur général), 2010 CF 999 [FCFA] au para 41). Dans cette affaire FCFA, le juge Boivin a opiné que les mesures positives ne peuvent être interprétées comme comportant le devoir d’adopter une certaine méthode de récolte de données. La Cour a décidé que la partie VII de la LLO n’imposait pas au gouvernement fédéral l’obligation de recueillir de l’information dans le cadre du recensement par l’entremise d’un questionnaire long, car aucune disposition ne l’exigeait dans la LLO et que rien dans la Loi sur la statistique, LRC 1985, c S-19 ne prévoyait d’obligations en matière linguistique. Ainsi, l’article 41 ne commande pas de méthodologie particulière ou de cadre précis.

En absence d’obligations précises ou de cadre normatif déterminé permettant d’évaluer la suffisance, voire même la nature « des mesures positives » aptes à mettre en œuvre les engagements du paragraphe 41(1), la Cour conclut que les défenderesses n’ont pas manqué à leurs obligations. Les gestes que les défenderesses ont posés dans le contexte de l’Entente – qui faisaient l’objet des plaintes de la FFCB en 2011 – constituaient selon la Cour fédérale « des mesures positives », au sens générique et limité de ces mots.

Le raisonnement de la Cour fédérale sur ce point est méthodique et non pas sans fondement, mais il manque peut-être d’un tantinet de courage. En privilégiant une lecture littérale de la partie VII et en se gardant rigoureusement de lui insuffler la vie, la Cour fédérale en fait une lettre morte.  La Cour recherche une « méthodologie particulière » et un « cadre précis » pour la mise en œuvre de la partie VII là où il ne saurait en avoir. Le parlement a laissé aux institutions fédérales la discrétion et la devoir de choisir les mesures positives, applicables à leurs activités particulières, les plus aptes à réaliser les engagements architectoniques du paragraphe 41(1). Le parlement a aussi confié à l’article 42 de la LLO la responsabilité à Patrimoine Canada de coordonner, avec les autres ministres fédéraux, la mise en œuvre de cet engagement. À mon avis, c’est à ce chapitre que la Cour fédérale aurait bénéficié de la prise en compte du Guide, particulièrement de ses parties 3 et 4 qui traitent des orientations stratégiques et de la démarche proposée pour identifier et mettre en œuvre « des mesures positives » appropriées.

Le pouvoir inexploité de prendre des règlements

La Cour souligne à maintes reprises et avec raison que le gouverneur-en-conseil tarde toujours à se prévaloir de son pouvoir, prévu au paragraphe 41(3) de LLO, de fixer « par règlement visant les institutions fédérales … les modalités d’exécution des obligations que la présente partie leur impose. »  La Cour se réfère à la preuve extrinsèque en lien avec la Loi modifiant la LLO où le sénateur Robert Gauthier souligne l’importance du pouvoir réglementaire pour venir étoffer et compléter la charpente législative de la partie VII.

[231] On comprend ainsi des débats parlementaires que ce sont les règlements adoptés en vertu du paragraphe 41(3) qui constituaient le mécanisme envisagé pour donner des « dents » à l’article 41 et à l’obligation de prendre « des mesures positives ». Comme l’a alors dit le sénateur Gauthier, parrain du projet de loi, « une loi ou un article de loi sans règlement est comme un chien de garde sans dents. Certains diront même que c’est un chien de poche » [je souligne] (Délibérations du Comité sénatorial permanent des langues officielles, 38e parl, 1re sess, n°1 (18 octobre 2004) à la p 20 (Jean-Robert Gauthier)). Et le sénateur d’ajouter :

Le pouvoir d’adopter un règlement permettra au gouvernement de préciser la portée des obligations des institutions en ce qui concerne le développement des communautés. […] Aussi, à titre d’exemple, un tel règlement pourrait imposer aux institutions l’obligation : un, de déterminer si leurs politiques et programmes ont une incidence sur la promotion de la dualité linguistique et le développement des communautés minoritaires dès les premières étapes de leur élaboration jusqu’à leur mise en œuvre; deux, les institutions auraient l’obligation de consulter, s’il y a lieu, les publics intéressés, en particulier les représentants des communautés minoritaires de langue officielle dans le cadre de l’élaboration ou de la mise en œuvre de politiques et de programmes; et trois, elles devraient être en mesure de décrire leur démarche et de démontrer qu’elles ont pris en compte les besoins des communautés.

Délibérations du Comité sénatorial permanent des langues officielles, 38e parl, 1re sess, n°1 (20 octobre 2004) aux pp 21-22 (Jean-Robert Gauthier)

En l’absence de règlements fondés sur le paragraphe 41(3) de la LLOfixant avec précision les paramètres des obligations de la partie VII, la Cour fédérale estime que les tribunaux peuvent difficilement intervenir. Selon la Cour, « l’intention du législateur, c’était que cette spécificité vienne des règlements. Sans ces précisions qui ne peuvent résulter que de règlements toujours en devenir, les tribunaux ne peuvent pas sanctionner les institutions fédérales pour un défaut de se conformer à des obligations que la LLO ne leur impose pas. Ou du moins pas encore. » [para 235].

Conclusion

Malgré les changements qui lui ont été apportés en 2005 par la Loi modifiant la LLO, la Cour fédérale conclut dans l’affaire FFCB que la partie VII manque toujours de précision et de matière. Ces modifications, sied- il de le rappeler, répondaient aux revendications des communautés de langues officielles minoritaires et aux conclusions de la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Forum des maires quant à l’impuissance relative de la partie VII en tant qu’énoncé politique.

Par sa décision, la Cour fédérale dans la FFCB conclut que l’œuvre du sénateur Robert Gauthier demeure inachevée. Tant et aussi longtemps que le gouverneur-en-conseil s’abstiendra de prendre des règlements aux termes du paragraphe 41(3) pour fixer avec précision les paramètres et la portée de l’obligation générale des institutions fédérales de prendre « des mesures positives », la Cour fédérale estimera qu’il n’appartient pas aux tribunaux de pallier l’insoutenable légèreté de la partie VII.

La décision dans l’affaire FFCB coïncide fortuitement avec le projet de modernisation de la LLO. Dans l’esprit du sain dialogue qui prévaut entre le Parlement et les tribunaux et qui nourrit notre démocratie constitutionnelle, il est à espérer que les parlementaires n’attendront pas que le gouverneur-en-conseil s’active pour prendre acte de l’analyse de la Cour fédérale et pour enfin donner des directives claires aux institutions fédérales et aux justiciables quant aux mesures positives susceptibles de mettre en œuvre l’engagement fédéral visant à favoriser l’épanouissement des communautés de langues officielles minoritaires du Canada.

Originalement publié le 15 février 2019 sur Juriblogue.ca